H. Bourguiba : l’ascenseur d’un homme seul par Marcel Peju 13 juillet 1988)

Habib Bourguiba ou l’ascension d’un homme seul

 

II a manifesté très tôt une volonté obsessionnelle de devenir et de rester le premier. Mais l’animal politique ne s’est pas révélé du jour au lendemain. Pour la première fois, une biographie dépouille le héros de sa légende.

A l’heure où, sur les places tunisiennes, l’on commence à déboulonner   les   statues plus ou moins équestres de Habib Bourguiba, voici peut-être le seul vrai monument qu’il fallait lui élever. Non point celui de « l’homme de marbre » – ou de bronze – au buste fier, au menton haut, les yeux définitivement tournés vers l’avenir radieux. Mais celui d’un homme, tout simplement : avec ses doutes et ses faiblesses, ses habiletés, ses imprudences, mais aussi ses coups de génie. Et cette gloire qui, finalement, lui appartient, même s’il doit la partager un peu plus qu’il ne l’eût souhaité : avoir conduit son pays à l’indépendance dans l’un des combats les moins sanglants qu’ait connu l’époque des décolonisations.

L’historien est souvent guetté par l’illusion rétrospective, que lui souffle la sagesse des nations: qui vole un bœuf a bien dû, jadis, voler un œuf ; c’est bien le diable si le futur traître n’avait pas annoncé sa noirceur par quelque fourberie ; et le grand homme d’Etat rêvait, bien sûr, à dix ans de conquérir le monde. Aussi est-il satisfaisant d’apprendre qu’aucun Bourguiba, longtemps, ne perça sous Habib. Lui, qui voudra identifier son destin à celui de la Tunisie, ne s’engage en réalité qu’assez tard dans l’action militante. Grandi dans un « univers clos et chaleureux » de femmes, élève moyen au collège Sadiki, meilleur au lycée Carnot, arrivé à Paris à 23 ans, en 1924, il reste à l’écart des milieux nord-africains de la capitale où les étudiants, de concert avec leur ; camarades vietnamiens, malgaches ou antillais, brûlent de projets révolutionnaires. Non qu’il se désintéresse de la politique : il lit, discute, assiste à des séances au Palais Bourbon. Mais en ces années de la « grande lueur à l’Est», et contrairement aux autres colonisés, le communisme ne l’attire pas. Edouard Herriot semble le fasciner plus que Lénine, ce qui est au moins une originalité.

De fait, rentré à Tunis en 1927 comme jeune avocat, de surcroît marie et père d’un enfant, Habib Bourguiba n’entrera que lentement en politique, à travers les articles qu’il donne à La Voix du Tunisien. Et son modèle, observent «s biographes, sera cette république radical-socialiste, libérale et laïque, qu’il a observée à Paris, avec « son cynisme bon enfant », mais surtout un sens des asticots qu’il ne manquera pas, à l’occasion, « retourner contre elle. En attendant, un peu maladroit encore dans son ambition naissante, « il réussit sans plaire, Progresse sans séduire et se fraie une place sans être vraiment accepté, provoquant déjà la méfiance et les allergies tenaces». Journaliste, puis orateur avant organisateur, il faut la scission du Destour, dont il est l’un des artisans, ouvrir d’autres perspectives : la du Néo-Destour à Ksar Hellal, » 1934, lui donne enfin l’arme qui lui manquait. Alors commence une ascension qu’on peut juger irrésistible ou, au contraire, « résistible » pour parler  Brecht – selon qu’on s’attache aux continuités ou à ce qui faillit les être. Sophie Bessis et Souhayr soulignent celles-là qui, après ont fait l’Histoire, sans pour autant les accrocs, qui auraient pu les compromettre.

Les premières ont un moteur : la volonté vite affirmée, obsessionnelle, peu (regardante sur les moyens, de devenir et de rester le premier, voire le seul. Du « cynisme bon enfant » de la IIIe  République, Bourguiba   laisse   résolument tomber le second terme, ses camarades ne tardent pas à l’éprouver. Et quoique rebelle au communisme, il n’en découvre pas moins, à partir d’autres modèles, i l’efficacité du « parti de type nouveau » qu’il s’emploie à construire. « S’il est incontestablement populaire », écrivent les auteurs, « le Néo-Destour commence aussi à être craint. D a mis sur pied une véritable organisation, a créé une « jeunesse destourienne » dont l’encadrement et les mots d’ordre révèlent la profonde influence du fascisme mussolinien sur un certain nombre de ses leaders.» De cet instrument, Bour­guiba s’assurera le contrôle par des méthodes éprouvées : « les conseils nationaux « bourrés » pour fabriquer des majorités, les initiatives prises en dehors de toute décision du bureau politique, le double langage constant selon qu’il s’adresse à la France ou aux masses, le recours aux hommes de main pour gagner des parties difficiles ». Que la fin, pour lui, justifie les moyens, il le démontre, d’ailleurs, en cet avril 1938 où une manifestation qu’il a préparée se déroule pacifiquement. De la chambre qu’il n’a pas quittée, frappé d’une fièvre providentielle, il laisse éclater sa fureur : « Puisqu’il n’y a pas eu de sang, nous n’avons rien fait. Il faut recommencer. Il faut que le sang coule pour qu’on parle de nous ! » Le sang coulera : quarante morts. Et toute la direction du Parti se retrouvera sous les verrous. Alors, pari gagné, pari perdu ? Nul ne le saura jamais, la guerre survenant bientôt pour brouiller les cartes.

S’il fallait un exemple de l’art avec lequel Bourguiba, non seulement se sort des mauvais pas, mais peut retourner à son profit des situations délicates, on le trouverait dans ces années de guerre.

Emprisonné par les Français, libéré par les Allemands, somptueusement reçu à Rome par les autorités fascistes, le chef du Néo-Destour va jouer entre ses propres camarades et les Italiens un jeu / subtil, dont certains aspects restent mal connus. Non qu’il ait quelque sympathie idéologique pour les puissances de l’Axe, – encore qu’il ne soit pas exempt de tentations « mussoliniennes ». Mais beaucoup de destouriens, choisissant d’ignorer les visées italiennes sur leur pays, jouent la défaite de la France, donc des Alliés, donc la victoire allemande. Bourguiba, plus prudent, ne tient surtout pas à se retrouver du côté des vaincus. Quels gages, sans trop s’engager, finit-il par donner de part et d’autre ? Ses biographes, disant exactement ce qu’on en parvient à savoir, ne peuvent, en tout état de cause, que saluer le résultat : radical-socialiste dans une situation qui ne l’était guère, il émerge d’un épisode qui aurait pu l’engloutir, en situation de reprendre la lutte.

En situation seulement. Car le Néo-Destour, démantelé, a « perdu le quasi-monopole de la revendication nationaliste qu’il avait réussi à acquérir : celle-ci se cristallise désormais autour du bey Moncef, exilé dans le Sud algérien, dont tous les Tunisiens réclament le retour ». Mais dans le même temps la conjoncture internationale a changé. En Orient, en Extrême-Orient, les ferments de la décolonisation sont à l’œuvre. La France, qui se refuse encore à comprendre, ne peut plus mener, si brutal soit-il, qu’un combat en retraite. Au Caire, le 22 mars 1945, s’est constituée la Ligue arabe. Quatre jours plus tard, passant clandestinement en Libye, Bourguiba réussit sa « fuite en Egypte » et y installe à son tour un bureau du Néo-Destour, noyau du futur « bureau du Maghreb arabe » qui voudra coordonner le combat pour l’indépendance des trois pays d’Afrique du Nord.      

Les hauts et les bas de cette lutte, les conflits internes, les tragédies publiques qui la marquèrent, Sophie Bessis et Souhayr Belhassen les évoquent excellemment à travers l’action de leur héros. N’en retraçons donc pas les étapes. Tour à tour en exil et au pays, en prison et à la table des négociations, dans la violence et dans la ruse, avec un sens magistral du théâtre, le chef du Néo-Destour y manifeste deux obsessions indissociables : obtenir l’indépendance de la Tunisie et faire en sorte qu’elle apparaisse comme l’œuvre du seul Bourguiba.

Il les satisfera toutes deux, comme on sait. En y mettant le prix. Ce 25 juillet 1957 où il est élu, à l’unanimité, président de la République, « c’est un homme solitaire qui est parvenu au faîte du pouvoir », constatent ses biographes. « Aucune des grandes figures de la lutte pour l’émancipation de la Tunisie ne se dresse à ses côtés pour en recueillir les fruits. Ses amis comme ses adversaires ont disparu de la scène politique. Certains sont morts il est vrai […] Tous les autres ont été d’une façon ou d’une autre écartés : les dirigeants historiques du Néo-Destour qui menèrent avec lui le combat de 1934, et les chefs de toutes les obédiences du nationalisme qui ont contribué à la victoire mais n’en auront pas leur part ».

Trente ans pour conquérir le pouvoir. Trente ans, maintenant, suivront pour l’exercer. « Je suis un Jugurtha qui a réussi », aimait à dire, paraît-il, Habib Bourguiba. Mais Jugurtha mourut jeune. Un second tome nous dira ce que peut être la vieillesse d’un Jurgurtha.

 

Marcel PEJU

(Jeune Afrique 13 juillet 1988)

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